Edito

22/01/2015 17:34

Liberté d’expression, égalité en droit,… fraternité ?

Par Camille C.

    Comme beaucoup, la semaine du 5 janvier 2015, face aux évènements qui se déroulaient, j’ai eu peur et j’ai eu mal. Tristesse et colère face à l’horreur. Mais aussi fierté de voir un tel mouvement de solidarité secouer la France. Fierté de voir qu’une conscience collective existe toujours. L’émotion face à l’attentat contre Charlie Hebdo, face à la fusillade de Montrouge et aux prises d’otages dont la seconde a été meurtrière et tachée d’antisémitisme, toute cette émotion et toute cette horreur ne doivent pas occulter l’autre émotion, l’autre horreur. L’émotion que l’on ressent lorsque l’on voit que les évènements n’ont pas provoqué seulement une vague de solidarité, mais aussi une vague d’intolérance, de délits et agressions islamophobes, de discours de haine contre les journalistes de Charlie Hebdo, de discours de haine contre des communautés dites religieuses, et particulièrement contre les personnes de culture musulmane. En bref, une vague d’exacerbation des lignes de fracture de notre société. Emotion aussi lorsque l’on constate le risque que la vague de solidarité se transforme en radicalisation du type « si vous n’êtes pas avec Charlie Hebdo, si vous ne soutenez pas leur ligne éditoriale, alors vous êtes contre la liberté d’expression et vous êtes un terroriste ». Mais tout cela est de l’ordre de l’émotion, et il faudrait sortir de cette émotion pour pouvoir prendre du recul, adopter un regard critique, se poser des questions. Parce que l’horreur ne doit pas nous empêcher d’avoir ce regard critique. J’aimerais donc avoir quelques éléments de réflexion sans prétention.

    La liberté d’expression a été érigée comme l’une des libertés fondamentales défendues par la République Française. Mais que signifie vraiment liberté d’expression ? Que l’on a le droit de tout dire ? Non, puisqu’il y a des limites à cette liberté : la diffamation, la calomnie, l’injure et l’incitation à la haine. Peu après les tragiques évènements de ce début d’année, une enquête a été ouverte contre l’humoriste Dieudonné accusé d’apologie du terrorisme, qui rentre dans la catégorie « incitation à la haine », pour sa phrase « Je me sens Charlie Coulibaly » publiée sur Facebook. Des journalistes et des politiques se sont immédiatement permis de dire que Dieudonné devait être condamné. Comme si c’était leur rôle de s’ériger en tribunal. Que les pouvoirs exécutif et législatif et que les médias, communément appelés « quatrième pouvoir », laissent cela à la justice. C’est elle qui décidera si cette phrase, fortement ambiguë au demeurant, est une apologie du terrorisme ou un simple exercice de la liberté d’expression qui a été tant défendue ces derniers jours. Que dire de Charlie Hebdo qui blasphème régulièrement une religion ou une autre ? Le blasphème n’est pas un délit en France. Nous sommes après tout dans une République laïque. Cependant, je trouve que c’est une bonne chose que Charlie Hebdo ait eu des procès, et contrairement à Jean-Baptiste B. (voir son article), je ne trouve pas cela révoltant. Le principe de liberté d’expression ne dispense aucun journal d’avoir à se soumettre à la justice, au contraire. Le fait que Charlie Hebdo ait été la cible d’un attentat ignoble ne dispense pas davantage ce journal d’être soumis à un encadrement de la liberté d’expression. Il est difficile de juger ce qui a trait à l’humour mais il faut le faire, et je ne vois pas pourquoi il faudrait faire des exceptions. Les sensibilités de chacun sont à prendre en compte, sont à écouter. Pourquoi faudrait-il être compréhensif seulement envers les sensibilités qui nous paraissent les plus évidentes à nous en tant qu’individu ou en tant que majorité ? Je suis athée, j’aime la religion quand elle prône de belles valeurs, je l’abhorre quand elle se fait l’étendard du crime. Cela m’est égal de voir des dessins blasphématoires. Mais je comprends que cela puisse heurter des sensibilités autres que la mienne et je comprends qu’on puisse en arriver à faire appel à la justice pour les dénoncer.

    Car pour moi, une République juste et tolérante, c’est celle qui permet à chaque citoyen d’intenter une action en justice et de respecter la décision du juge, tant que le pouvoir judiciaire est indépendant et que les affaires judiciaires sont rigoureusement menées. Pour reprendre l’exemple cité plus haut, si la justice estime que Dieudonné n’a pas fait l’apologie du terrorisme, je respecterai cette décision, si la justice estime que Dieudonné a fait l’apologie du terrorisme, je respecterai cette décision – quelle que soit mon opinion sur la question. Il me semble que, lorsque les communautés religieuses ont intenté des procès à Charlie Hebdo pour blasphème, elles ont respecté la décision du juge si ce dernier estimait que Charlie Hebdo n’était pas en tort. Nous sommes dans un Etat de droit et nous avons la liberté d’expression, cela veut dire qu’un journal peut publier des dessins satiriques, des caricatures, etc. Cela veut aussi dire que nous avons le droit de dire que nous nous sentons offensés, lorsque c’est le cas, et d’aller en justice pour cette raison et que nous avons le devoir de respecter la ou les sentences du droit. Les terroristes, eux, n’ont pas respecté ce devoir, n’ont pas respecté les décisions de la justice. Ces décisions qui, cas par cas, définissent ce qu’est la liberté d’expression et ce que sont ses limites. Les terroristes sont ceux qui nient la liberté d’expression, oui, on l’a entendu des milliers de fois ces derniers jours. Mais, à mon sens, les terroristes sont surtout ceux qui utilisent la force contre le droit, ceux qui ont un esprit étroit et fermé, ceux qui sont intolérants. Ceux qui tuent. Ce qui m’a choquée, c’est peut-être moins l’attaque contre la liberté d’expression que l’attaque contre la vie. Nous avons le droit et la liberté de vivre. Personne n’est en droit de nous ôter cette liberté-là.

    Pour finir, j’aimerais que l’élan de solidarité soit associé à un immense mouvement d’empathie et de tolérance, à une véritable fraternité, et pas à une exacerbation des divisions telle que nous l’avons constatée. Nous ne vivons pas dans un monde manichéen, même si parfois nous tombons sur ce qui nous apparait comme des figures du Mal, même si parfois l’on érige des personnes en saints et héros, en figures du Bien donc. Il est tentant de voir le monde sous le prisme de l’opposition Bien/Mal mais je n’aime pas ce type de simplification parce que la vie ne se réduit pas à des cases dans lesquelles on met des évènements et des gens. Arrêtons avec le « eux » et « nous », avec l’ « axe du mal », avec le « choc des civilisations ». Arrêtons d’amplifier les fractures, arrêtons de croire que le « Mal » est Autrui, que le « Mal » est étranger quand il est en réalité un pur produit de notre société. Et considérons un peu nos propres responsabilités et celles de nos politiques dans ce qu’il se passe en France et dans le monde. J’aimerais que chacun essaie de comprendre ce qu’il se passe en mettant de côté ses préjugés. Je souhaiterais que les gens puissent être compréhensifs et tolérants, vivent dans le respect de l’autre. Au lieu de le stigmatiser, l’humilier, l’agresser. Au lieu de le tuer.